« Moi, j’ai le goût qu’on se
paie une corrida », avait exprimé quelques mois plus tôt cette amie de
Carole qui prévoyait alors nous rendre visite à Barcelone. Joëlle adore les
sensations fortes et ces manifestations rituelles à caractère historique et
national que la mondialisation n’a toujours pas réussi à mettre en échec.
Carole et moi décidons de l’accompagner à Madrid, entre autres pour tenter de
mieux comprendre les raisons sous-tendant la récente décision de la Catalogne
de rendre illégale l’organisation de corridas sur son territoire.
Nous voici donc installés aux
premières loges des Las Ventas, ces arènes situées au centre de la
magnifique Plaza de toros de Madrid. Essayer de décrire en quelques lignes
le spectacle qui se déroulera directement sous nos yeux, à quelques dizaines de
mètres à peine de nous, s’avère une tâche impossible. Ce qui est livré ici ne
se veut qu’un échantillon des innombrables réflexions, constatations,
conclusions ou questionnements émergeant d’une mise en scène aux allures
sacrificielles qui se perpétue depuis le 18e siècle.
Ce qui m’a d’abord frappé, c’est que
le spectacle débute sans qu’il y ait eu au préalable chant de l’hymne national.
La foule ne se lève donc pas d’un seul bond pour faire trempette avec son
hot-dog et sa bière devant une grosse feuille d’érable. Non, c’est le défilé
des principaux acteurs (toréros, picadors, bandérilléros, chevaux) du drame qui
annonce la levée prochaine du rideau. Une pièce en 6 actes de 15 minutes
chacune, soit un acte par taureau. Au total, 6 mises à mort. Deux toréros (
Ivàn Fandino, 32 ans, 19 victoires en 19 combats en 2011, et David Mora, 31
ans, 41 victoires en 41combats en 2011, tous les deux possédant de
« magnifiques petites fesses », comme me le confirmeront avec
insistance mes deux accompagnatrices) se partagent les rôles principaux. Les
costumes témoignent, par leurs couleur et leurs coupes, d’un raffinement
exceptionnel. Le soleil est au rendez-vous. Il est 18h00.
Le premier taureau ne tarde pas à
faire son apparition dans les arènes. Il fonce sur la première cape rose qu’on
lui brandit à une cinquantaine de mètres de là. Il voit rouge et il veut tuer.
Je ne sais pas par quoi il est passé avant de se présenter devant nous, mais à
l’évidence il n’a vraiment pas apprécié, mais pas du tout! Progressivement, on
lui présente la cape, qu’il tente de « défoncer », mais qu’il manque
à tout coup. Quand on voit que la fatigue le gagne trop vite ou que son
agressivité s’amenuise, on le pique au moyen de la lance (picador à cheval) ou
des banderilles (bandérilléros). Le sang coule, mais ce ne sont tout de même
pas les chutes Niagara.
Puis ce sera l’ultime confrontation,
le face à face pour lequel 15 000 personnes (le stade peut en recevoir 24 000)
se sont déplacées. Le toréro, le corps tendu jusqu’à la cambrure, provoque l’animal en lui brandissant sa cape
rouge, en l’interpellant d’un « Hé! Hé » sonore. L’animal répète
inlassablement le même geste … qui le mène toujours dans le même inexplicable
vide, derrière le toréro. Il en demeure littéralement gueule bée! Et c’est là
que j’ai pensé à Mad Dog Vachon, le pauvre, qui n’aurait eu aucune chance
contre Mohamed Ali, à moins que ce dernier ne se fut enfargé dans un de ses
lacets. Les toréros, eux, n’en ont pas, des lacets! Mais, il faut faire
attention! La corrida fait tout de même partie de la catégorie des
« sports extrêmes ». Aussi dangereuse que la course automobile ou le
ski de descente. Ne s’improvise pas toréro qui veut!
La grande finale … l’occasion pour le
toréro de sortir des arènes la tête haute, le torse bombé de fierté, sous les
applaudissements et les bravos de la foule. Il ne m’aura pas été donné
d’assister à ce type de démonstration. Les friands de corridas aiment le travail
bien fait. Ils s’attendent donc à ce que le coup d’épée du toréro porte, qu’il
soit direct et fatal, que la bête s’effondre « dret là », sous leurs
yeux. Ce ne fut le cas pour aucune des 6 mises à mort dont nous fûmes témoins.
Pour 4 d’entre elles, le toréro dût se reprendre pour achever sa bête, tandis
que pour les 2 autres, l’animal vacilla sur ses pattes pendant de longues
secondes avant de s’effondrer. Dans tous les cas, on ne prend aucune chance
avec la vie en la retirant de façon définitive de la bête allongée sur le sol.
On lui plante tout simplement un poignard dans le cou, au bon endroit. Voilà,
c’est fini, les chevaux sont déjà là pour tirer le cadavre hors des arènes,
sous les sifflements de désapprobation de la foule. Moi, je n’ai pas manifesté,
occupé que j’étais à prendre des photos.
-- Et la souffrance du pauvre
taureau, tu ne l’as pas oubliée, j’espère, me lance Carole.
-- Moi, je ne suis pas sûr qu’il
souffre tant que ça, lui dis-je. C’est vrai que les coups de lances et de
banderilles le font saigner un peu. Mais comme le dit un vieux dicton du Sahel,
« plaie qui coule toujours n’amasse pas mal ». Les coups qu’il reçoit
doivent ressembler à des piqûres de maringouin. Pour des bêtes qui pèsent en
moyenne 560 kilos, y’a rien là! Puis je me dis que si c’était si douloureux que
ça, il se mettrait à beugler, non?
-- Là, t’as un point! Ils souffrent
peut-être plus qu’il n’y paraît à première vue. Mais ça ne dure pas une
éternité. Et si on parlait des abattages qui se font selon certains rites
religieux?
Sur ce, on a quitté les arènes pour
aller manger en ville. J’ai fait remarqué qu’en aucun moment durant la corrida,
un vendeur n’était venu nous casser les oreilles avec ses
« chips/hot-dog/cold beer/froide bière ». Vraiment, ces gens-là font
preuve d’un très grand respect pour leur patrimoine.
-- Je me demande bien ce qu’ils vont
faire avec leurs 3400 livres de viande fraîche, se questionne Carole, à voix
haute.
-- Tout compte fait, mon Richard,
crois-tu que la Catalogne a bien fait d’interdire les corridas? s’enquiert
Joëlle.
-- J’hésite à te répondre là-dessus.
La seule chose qui me vient à l’esprit à l’instant-même où on se parle, c’est
ce qu’un Catalan me disait l’autre jour … « Avorreixo la carn de bou massa
cuita ». Et maintenant, que diriez-vous d’un bon steak?
Ricardo, cor de bou.